Après plusieurs mois de teasing dans Battles
magazine, le premier jeu d’Andy Loakes sur le siège de Toulon en 1793 vient
enfin de sortir chez Legion Wargames. Il m’interpelle à plus d’un titre. Tout
d’abord le thème n’a jamais été traité. Ensuite c’est un jeu sur un siège,
encore un thème peu courant. Enfin il utilise plusieurs concepts qui
m’intéressent vivement dans le cadre de mes recherches personnelles sur un
système de jeu, notamment la notion de points d’opération. Plutôt que de vous
présenter pour la énième fois sur le web le matériel, néanmoins magnifique
comme en atteste les clichés illustrant cet article, j’ai décidé d’interviewer
l’auteur. Je tiens ici à souligner sa gentillesse et sa coopération.
1/ Bonjour Andy, peux-tu présenter pour nos
lecteurs?
Bonjour Jean-François. Tout d’abord, permets-moi de
te remercier de m’avoir proposé cette interview. C’est toujours bon pour l’égo
d’un jeune concepteur comme moi.
Donc en quelques mots, j’ai 53 ans et je pratique
le wargame sur carte depuis l’âge de 15 ans. J’ai commencé à 11 ans avec des
figurines, et pour être honnête je préférais cette pratique au wargame sur
carte. J’ai également versé dans le « côté obscur » en m’adonnant au
jeu de rôle avant de cesser toute activité ludique au début de mes 20 ans.
Durant ces 5 années, j’avais amassé pas moins de 200 jeux, y compris des
Strategy and Tactics. Pour l’essentiel il s’agissait de jeux de SPI, même si
j’avais quelques jeux Avalon Hill et d’une poignée d’autres éditeurs. J’ai eu
par la suite divers passe-temps, développant une vraie passion pour la moto à
partir de 1994. 10 ans plus tard, j’ai été victime d’un accident de la
circulation qui aurait pu m’être fatal en percutant un 4x4 sur une autoroute.
Je m’en suis tiré avec quelques os cassés, mais la moto c’était fini pour moi,
il fallait que je trouve un nouveau loisir. C’est à cette époque que j’ai
découvert Ebay (sur lequel on trouvait de nombreux wargames sur carte) et
Cyberbord – je venais de (re)trouver un nouveau hobby
Ma principale contribution au hobby fut de créer et
d’alimenter le site de téléchargement de modules pour jouer par internet Limey
Yank Games (www.limeyyankgames.co.uk). Le site existe maintenant depuis 11 ans et sur
cette même période ma collection de jeu a atteint près de 1100 titres.
2/ Toulon
1793 est ton premier jeu, pourquoi avoir choisi un siège, et plus
particulièrement celui-là?
Le fait que le jeu traite d’un siège (ou du moins
quelque chose qui y ressemble) est un pur hasard.
Comme beaucoup de wargamers britanniques, je suis
un grand admirateur de Napoléon depuis que je m’intéresse à l’histoire
militaire (cette année, je vais d’ailleurs réaliser le rêve d’une vie en
assistant au bicentenaire de la bataille de Waterloo), et j’ai toujours trouvé
surprenant et regrettable qu’il n’existât aucun wargame sur Toulon, alors que cette
bataille était l’un des tournants de la carrière de Napoléon. Je supposais
alors que Toulon n’était peut-être pas un sujet adaptable au jeu. Puis, il y a
5 ou 6 ans, comme je lisais le livre paru chez Osprey sur cette campagne, je me
dis non seulement que le thème avait un très bon potentiel ludique, mais qu’en
plus le livre contenait toutes les informations nécessaires pour faire le jeu
(point sur lequel je me suis rendu compte plus tard que je me trompais).
Je relus donc le livre en notant ce qui me
paraissait pertinent pour créer un jeu, en même temps que des idées de règles.
Toutefois, je fus bloqué par un problème : le livre donnait l’ordre de
bataille à la fin de l’engagement, mais quel était-il au début de celui-ci et
comment avait-il évolué au fur et à mesure de l’arrivée des troupes? Du coup,
je mis de côté le projet.
Par la suite, j’eus une conversation sur Skype avec
Randy de Legion Wargames, qui est un ami. Je ne me souviens plus ce qu’il me
dit, mais cela m’inspira pour reprendre le projet. Je persévérai dans mes
recherches sur l’ordre de bataille et je parvins, en me fondant parfois sur des
hypothèses, à établir un ordre d’arrivée des renforts qui, combiné avec une
règle attribuant des renforts aléatoires, me convenait, et c’est là que
commença vraiment la phase de conception du jeu.
3/
Quelles sources as-tu utilisées pour créer le jeu? Est-ce que certains systèmes
de jeu t’ont inspirés?
En répondant à cette question, je m’aperçois que
l’éditeur a omis de préciser mes sources (ou alors je n’arrive pas à les
retrouver dans le manuel). Le livre publié par Osprey, malgré ses lacunes, fut
la source sans laquelle ce jeu n’aurait pas vu le jour. Parmi mes autres
sources, il y a notamment :
·
The
Fall of Toulon, Bernard Ireland;
·
La Real Armada y D. Federico
Gravina en Tolón, en 1793, Carlos Martínez-Valverde ;
·
The Greenhill Napoleonic
Wars Data Book, Digby Smith;
·
The Campaigns of Napoleon, David Chandler.
Je ne me suis pas inspiré
d’autres jeux, du moins consciemment, si ce n’est peut-être du système de
combat de Québec, édité par Columbia Games (bien que le que le système de
combat de Toulon soit beaucoup plus approfondi). En fait, je ne joue pas aux
jeux à zones en règle générale. J’ai d’abord essayé des hexagones, puis de
grands hexagones pour Toulon, avant de conclure que les zones étaient mieux
adaptées à ce que je recherchais.
Certains m’ont dit que la
carte du jeu leur rappelait celle de Lille de SPI. J’ai acheté ce jeu pendant
que je concevais la carte de Toulon, mais comme je ne l’ai pas encore ouvert,
toute similitude avec Toulon serait une pure coïncidence. Je dirai que le jeu
qui m’a inspiré l’idée d’une carte d’époque est Amateurs to Arms de Clash of
Arms.
4/ Selon
toi, quels sont les éléments caractéristiques de ce siège et quels sont les
mécanismes par lesquels tu les simules?
À mon avis, ce qui caractérise Toulon, c’est que précisément ce n’est pas un
siège, du moins au sens médiéval du terme. Il n’y a pas de sape, pas
d’artillerie de siège stricto sensu et il est peu probable que les Républicains
prennent d’assaut la ville si la garnison alliée ne prend pas de risque.
Les principales difficultés de conceptions furent
les suivantes :
- Allier une zone de jeu restreinte avec une longue
échelle de temps. Avec des tours durant une semaine, comment éviter la
« téléportation » des unités d’un bout à l’autre de la carte ?
La différentiation des zones de jeu en zones amies, ennemies et « No man’s
land », combinée avec le système des points opérationnel et la qualité des
troupes régla ce problème et permit de rendre l’avantage des lignes
intérieures, tout en limitant la possibilité de percées.
- Il y eut des combats pendant 17 semaines, mais ils
ne furent pas tous d’intensité égale. Comment le simuler sans transformer le
jeu en un ennuyeux combat d’attrition ? La solution fut un sous-système de
résolution des combats quasiment à l’échelle tactique.
- Comment pouvais-je restituer l’influence de
Bonaparte sans l’exagérer ? Je résolus cette difficulté en lui attribuant
des points d’opération spécifiques, particulièrement utiles pour activer les
batteries sous son commandement.
- Grâce à l’intervention de Bonaparte, l’artillerie
joua un rôle essentiel dans cette bataille. Selon moi, dans beaucoup de jeu,
l’artillerie fait office de parent pauvre, comparée à l’infanterie et à la
cavalerie. Ce n’est pas le cas de Toulon- elle pourra être utilisée de
nombreuses manières et sera déterminante dans l’issue des combats et
potentiellement de la partie elle-même.
- Je souhaitais m’écarter de la façon dont les chefs
sont habituellement utilisés dans les jeux, particulièrement pour influer sur
les combats. Dans Toulon, les chefs ont un véritable impact sur l’aptitude de
leurs troupes à prendre des risques et à combattre ; ils combinent les
attaques grâce à la règle de coordination des chefs.
- Je voulais qu’il soit possible de vaincre de
manière historique tout en offrant d’autres possibilités de gagner- d’où des
conditions de victoire laissant plusieurs options.
Il y a un certain nombre de nouveautés dans Toulon,
il faudra donc un peu de temps pour maîtriser le système. Cependant, les
joueurs devraient être à l'aise après deux ou trois tours.
5/ Le système des points d'opération est au cœur du jeu, peux-tu nous dire ce qu'il simule et quel est son avantage par rapport à d'autres systèmes?
Tu as raison de dire qu’ils sont le cœur du jeu.
Les points d’opération m’ont permis de simuler plusieurs aspects du jeu de
manière souple et simple.
Voici quelques-uns de ces aspects :
- Le dynamisme des chefs : La Poype et (surtout)
Carteaux se montrèrent plutôt indécis durant les premières semaines du siège ;
ceci est représenté par le faible nombre de points d’opération qui leur est
attribué.
- L’efficacité des commissaires aux armées : les
troupes qui étaient bien organisées ont plus de points d’opération.
- La coopération entre chefs : l’arrivée d’un
chef napolitain individualiste au tour 10 interdira aux Napolitains d’avoir
autant de points d’opération que l’aurait permis le nombre de leurs troupes.
- L’efficacité du commandement : Avec l’arrivée
de Dugommier, les deux ailes républicaines partagent le même capital de points
d’opération, ce qui donne beaucoup plus de souplesse au dispositif.
- L’autre utilité des points d’opération est qu’ils
sont dépensés pour effectuer les actions du jeu, ce qui le permet de refléter
l’effort qu’elles requièrent. Organiser une attaque et beaucoup plus coûteux
que se déplacer dans le No man’s land. Débarquer des troupes nécessite un plus
grand effort que les embarquer. Et si l’on veut prendre d’assaut Toulon, il
faudra une préparation conséquente (c.-à-d. beaucoup de points d’opération).
Un des autres intérêts des points d’opération est
le caractère aléatoire. Comme pour les renforts, je ne voulais pas que les
joueurs aient une vision trop précise du déroulement de la partie. Bien qu’ils
reçoivent un nombre déterminé de points par tour, ce nombre variera en fonction
d’un facteur aléatoire (un des aspects particulièrement amusant du jeu d'après
les testeurs).
6/ Le brouillard de guerre joue
également une grande place dans le jeu (pions cachés, espions, etc.). Pourquoi
ce choix de conception?
Bien qu’il soit présent dans le jeu, le brouillard
de guerre est plus là pour le chrome qu’un élément clé. Par exemple, si ce
facteur est ignoré, le jeu peut être pratiqué en solitaire assez aisément et
sans que cela n’ait d’impact majeur sur le déroulement la partie. Les récits
sur la bataille évoquent l’emploi d’espions dans les deux camps et je voulais
rendre cet aspect. Et le renseignement peut être important pour prendre
certaines décisions comme où attaquer. Mais cela reste néanmoins anecdotique et
je jeu fonctionne bien sans le brouillard de guerre.
7/ Il est indiqué que l'on peut jouer
jusqu'à 7 joueurs. C'est assez rare pour un jeu à cette échelle, d'autant plus
que l'on peut se poser la question de l'intérêt ludique de jouer certains
camps. Là encore pourquoi un tel choix?
Il n’y avait pas vraiment de commandement unifié
dans les deux camps (même si l’arrivée de Dugommier améliora l’organisation des
Républicains), et de ce fait, les deux camps souffrirent d’un manque de
coopération. Il me semblait qu’un jeu multi-joueurs –chacun d’eux ayant sa
propre personnalité et ses propres priorités- était la meilleure façon de
refléter cela. Il a aussi des règles optionnelles incitant les joueurs alliés à
agir sans se soucier des autres.
On peut jouer à 2, mais l’idéal est de jouer de 2 à
4 joueurs. S’il est joué à 6 ou 7, certains joueurs auront peu de forces sous
leurs ordres. Le joueur toulonnais peut particulièrement s’ennuyer dans une
partie à 7 joueurs, mais il contrôle la force autrichienne, qui est
relativement puissante, si elle entre en jeu.
8/ Peux-tu expliquer en quoi la résolution
des combats de Toulon 1793 diffère des jeux à zones classiques?
J’aurais du mal car, comme je l’ai déjà dit, je
pratique peu ce type de jeu. Ce que je peux faire, néanmoins, c’est présenter
les mécanismes de combat de Toulon, et je pense que les lecteurs pourront se
rendre compte qu’ils diffèrent de la plupart des jeux à zone à cette échelle de
temps (peut-être même sont-ils uniques dans cette catégorie).
Quand un combat survient, on passe de la carte
principale sur une carte dite de combat. Le défenseur déploie ses troupes de
gauche à droite, puis l’attaquant doit attaquer chacune d’elle, dans le même
ordre, sur la base d’une unité pour une unité. C’est une bataille dans la
bataille au cours de laquelle le défenseur peut renforcer son dispositif s’il a
plus de troupes que son adversaire et où l’attaquant peut faire de même s’il a
des chefs ayant réussi à coordonner leurs efforts. L’artillerie présente dans
la zone ou à proximité peut aussi intervenir dans le combat.
L’engagement se déroule sur deux tours et lors du
second tour les unités situées à proximité peuvent marcher au son du canon pour
venir renforcer l’un ou l’autre des protagonistes.
La cavalerie gardée en réserve peut occasionner de
nombreuses pertes aux unités ennemies battant en retraite.
C’est parce que les combats sont assez peu
fréquents que j’ai pu me permettre de les simuler de manière plus détaillée
qu’on le fait habituellement à cette échelle.
9/ Comment sont simulés le volet naval et
l'impact des bombardements dans le jeu ?
Le volet naval du siège est traité de manière
abstraite. Il y a 3 principaux aspects : le mouvement/ravitaillement, le
bombardement et l’évacuation des troupes.
Conserver le contrôle des Rades (les ports), permet
aux Alliés de s’échanger troupes et ravitaillement.
Certaines zones le long des côtes permettent aux
navires alliés de bombarder les Républicains, ces mêmes zones autorisent les
batteries républicaines à tirer sur les navires alliés. Ces deux actions sont
résolues par des tables. Le bombardement des troupes peut entraîner des pertes,
les tirs sur les navires peuvent déclencher le processus d’évacuation de Toulon
par les Alliés.
Les Alliés peuvent être obligés de relâcher leur
contrôle sur les Rades si leurs navires sont trop mis en danger par les canons
républicains. Ils seront obligés de quitter Toulon (et donc de perdre) si le
processus d’évacuation arrive à son terme.
10/ Comment est simulé l'impact de Bonaparte
dans le jeu?
Il l’est simulé de plusieurs façons. C’est un chef
de classe A – ce qui lui permet de motiver les troupes sous son commandement
direct et lui donne une bonne probabilité de coordonner les attaques des
unités. Il dispose aussi de quelques points d’opération qui lui permettent
d’améliorer l’efficacité globale des Républicains. Il est particulièrement doué
pour diriger les tirs d’artillerie à longue distance et les batteries qu’il
commanda historiquement ont quelques habilités spéciales (et quelques
restrictions).
11/ Peux-tu donner quelques
conseils stratégiques pour les deux camps?
Rires. J’essaye encore de maîtriser le jeu. Néanmoins
voici quelques conseils de base :
Les deux camps doivent identifier et sécuriser les
zones clés de la carte, certaines sont évidentes, d’autres moins. Ils doivent
aussi penser à gérer au mieux l’entrée des renforts aléatoires.
Les alliés ne doivent pas se montrer trop
ambitieux. Une tentative pour emporter la victoire trop tôt échouera sans doute, les laissant épuisés.
Les Républicains doivent maintenir la pression sur
les Alliés -ils ont beaucoup de chair à canon – et décider rapidement quand
provoquer le processus d’évacuation pour vaincre.
.
12/ Quels sont tes projets après
Toulon 1793?
J’ai
plusieurs idées en tête, l’invasion japonaise de la Corée au 16ème
siècle, la campagne du Niagara en 1814, et un jeu de science-fiction. Je ne
sais pas si je continuerai le développement du jeu sur Niagara. Le jeu sur la
Corée reste à l’ordre du jour et j’ai déjà un peu travaillé sur le jeu de
science-fiction, mais pour l’instant le projet s’essouffle.
Le projet
qui avance le plus est un jeu sur le siège de Malte par les Ottomans en 1565.
Il est tout à fait possible qu’il se réalise, selon l’accueil qu’aura Toulon,
naturellement.
Et bien merci !